[1]Israël s’apprête à expulser par la force une famille palestinienne de sa maison dans le quartier de Sheikh Jarrah à Jérusalem dans les semaines à venir. Selon l’ordre d’expulsion remis la semaine dernière à la famille Salem, qui comprend 11 personnes, les chances de contrecarrer l’expulsion par le biais du système juridique sont très faibles, car il repose sur un jugement définitif du tribunal qui ne peut faire l’objet d’un appel. Yonatan Yosef, un membre de droite de la municipalité de Jérusalem qui affirme avoir acheté les droits sur le terrain, s’apprête à prendre possession de la maison de la famille.
La résidence de la famille Salem - trois générations qui sont nées dans la maison - est située sur le côté ouest de Sheikh Jarrah. Sur les 45 familles palestiniennes qui vivent dans le quartier, 17 font l’objet d’un ordre d’expulsion. La famille Salem est la seule à être allée jusqu’au bout de la procédure judiciaire, les tribunaux de Jérusalem ayant rejeté les appels des résidents. Si l’ordre initial avait été appliqué à la lettre, ils auraient été jetés à la rue le 29 décembre.
La menace israélienne d’expulser des familles palestiniennes de Sheikh Jarrah a été un catalyseur central des manifestations de masse et des violences qui ont embrasé Israël-Palestine en mai, y compris la guerre contre Gaza. En supposant que l’échelon politique n’intervienne pas pour retarder la décision, la famille sera probablement forcée de quitter sa maison au cours de la nouvelle année - la première expulsion dans le quartier depuis 2017.
Fatma Salem, 69 ans, est née dans la maison. "Tous mes souvenirs sont de cet endroit", dit-elle alors que nous sommes assis dans son salon. Elle y vit avec ses trois fils et ses quatre petits-enfants. Sur la table se trouve une vieille photo encadrée de son aîné datant de son enfance ; un aimant sur le réfrigérateur montre sa fille le jour de son mariage, qui a eu lieu dans le jardin. "Je les ai tous élevés ici sous mes yeux, poursuit-elle, j’ai pris soin de mes parents ici, dans cette pièce. Ils sont tous les deux décédés. Leur odeur - parfois je marche dans la maison et j’ai l’impression qu’elle est collée aux murs."
Fatma était chez elle lorsqu’elle a entendu frapper à sa porte d’entrée la semaine dernière. Elle l’a ouverte et a vu le maire adjoint de Jérusalem, Aryeh King, tenant un téléphone et la filmant. À côté de lui se tenait Yosef, de la municipalité et numéro deux de King, qui prétendait avoir acheté les droits sur le terrain à une famille juive qui vivait dans la maison avant 1948. Yosef a dit à Fatma : "C’est ma maison", et lui a tendu un avis d’expulsion.
"Sérieusement ?", a-t-elle demandé.
"Oui, c’est notre maison et nous allons la récupérer", a répondu Yosef.
"J’ai tenu l’ordre et j’ai commencé à trembler de partout", m’a raconté Fatma. "Je ne savais pas quoi penser ni quoi faire". L’ordre d’expulsion est signé par l’Autorité d’application et de recouvrement du gouvernement israélien, une unité auxiliaire du ministère de la Justice, et constitue le dernier mot d’un processus juridique qui a commencé avec les premiers ordres d’expulsion donnés aux résidents du quartier dans les années 1980.
Mise à jour, 21 décembre : L’expulsion de la famille Salem a été retardée en raison d’un problème technique. King n’était pas autorisé à remettre lui-même l’ordre d’expulsion à la famille, ce qui a obligé la municipalité à annuler l’ordre initial et à en émettre un nouveau. Le nouvel ordre sera probablement remis à la famille en janvier, ce qui retardera leur expulsion de quelques semaines seulement.
Lois discriminatoires pour les réfugiés
Les parents de Fatma ont emménagé dans la maison de Sheikh Jarrah au début des années 1950, payant un loyer aux autorités jordaniennes, qui ont contrôlé Jérusalem-Est jusqu’en 1967. Les colons qui doivent remplacer les Salem n’ont jamais vécu dans la région ; ils affirment avoir acheté le terrain à la famille Haddad, une famille juive qui a possédé la propriété jusqu’en 1948, date à laquelle elle a été contrainte de l’abandonner après la prise de contrôle par les Jordaniens à la suite de la guerre.
Après 1967, lorsque l’occupation israélienne de Jérusalem-Est a commencé, la famille Haddad a demandé et obtenu le terrain du gardien des biens des absents, l’organisme d’État qui a repris les terres des réfugiés palestiniens qui ont fui ou ont été expulsés pendant la Nakba. L’adjoint à la municipalité Yonatan Yosef, ancien porte-parole des colons de Sheikh Jarrah qui se présente comme "le rénovateur de la communauté juive de Jérusalem", a affirmé avoir acheté le terrain à Sara Asulin, une descendante de la famille Haddad qui y vivait avant 1948.
Watch. In two weeks, Israel will kick out the Salem family from their home in Sheikh Jarrah. Legal experts say there's no way to prevent it. Only urgent international pressure.
Filmed by Rachel Shor pic.twitter.com/z0WEAwZdw3
— Yuval Abraham יובל אברהם (@yuval_abraham) December 17, 2021
Toutes les revendications de propriété concernant les maisons palestiniennes de Sheikh Jarrah sont rendues possibles par la loi sur les questions juridiques et administratives, qui permet aux familles juives qui possédaient des terres à Jérusalem avant 1948 d’en reprendre le contrôle. Les groupes de droite qui cherchent à judaïser Jérusalem-Est utilisent cette loi pour acquérir des terres auprès de familles palestiniennes, après quoi ils expulsent les habitants qui vivent dans ces maisons depuis plus de 70 ans.
Les familles palestiniennes qui risquent d’être expulsées de Sheikh Jarrah sont des réfugiés de la guerre de 1948, mais la loi leur interdit de récupérer leur maison d’origine. Contrairement aux Juifs, qui disposent d’une voie légale pour réclamer les terres perdues en 1948, les Palestiniens, qui ont été dépossédés pendant cette même guerre, se voient refuser toute forme de recours. Cet ordre des choses discriminatoire a créé une situation absurde : Des Israéliens qui n’ont jamais vécu à Sheikh Jarrah s’installent dans les maisons des réfugiés palestiniens, qui sont maintenant déplacés pour la deuxième fois.
La dernière expulsion à Sheikh Jarrah a eu lieu en 2017 à l’encontre des membres de la famille Shamanseh. À l’époque, Aryeh King aurait été directement impliqué par le biais de son organisation, l’Israel Land Fund, qui a aidé à reprendre la maison des Shamanseh.
Une source au sein du gouvernement israélien a déclaré à +972 que différents ministères ont porté leur attention sur l’expulsion de la famille Salem en raison de l’inquiétude suscitée par les ramifications politiques (les développements dans le quartier restent étroitement surveillés par les Palestiniens et par les gouvernements étrangers). Certains responsables israéliens ont même étudié les possibilités juridiques pour la famille de faire appel de la décision, afin de tenter de retarder son application.
Le ministère israélien des Affaires étrangères a fourni à +972 la réponse suivante, qui, selon lui, a été coordonnée entre tous les organes gouvernementaux concernés : "L’État d’Israël est un État de droit, et la décision du tribunal - qui est connu pour son indépendance et l’équilibre qu’il apporte sur les questions sensibles - est contraignante. La mise en œuvre du jugement sera effectuée par les autorités qui prennent en compte tous les facteurs pertinents, y compris les préparations appropriées avant chaque mouvement. Toute tentative des extrémistes, et en particulier du groupe terroriste Hamas, d’exploiter la situation pour accroître l’incitation, la violence et le terrorisme doit être rejetée."
"Ils veulent effacer toute notre vie avec un morceau de papier"
Ibrahim, le fils de Fatma, qui a à peine dormi ces dernières semaines, est assis tranquillement dans le salon, les yeux mi-clos. Il résume succinctement la procédure judiciaire israélienne : "La loi est contre nous. Ils veulent effacer toute notre vie ici avec un morceau de papier. Comme si nos sentiments étaient un jeu pour eux. J’ai ouvert les yeux pour la première fois dans cette maison. Ma fille, la plus jeune, joue dans le même jardin où je jouais. Ne comprennent-ils pas que nous sommes des êtres humains ?" Il se lève brusquement après que sa fille de quatre ans, également prénommée Fatma, commence à sauter pieds nus dans une flaque d’eau dans la cour. Il l’appelle pour qu’elle revienne.
Fatma l’aînée, qui est maintenant seule dans le salon, ajoute tranquillement : "Je ne sais pas ce que nous ferons s’ils nous mettent dehors. Notre situation économique est mauvaise". Elle dit avoir travaillé toute sa vie comme femme de ménage, dans une école locale, dans des dortoirs d’étudiants ou au Hilton.
"J’ai été ici toute ma vie", dit Fatma, "mon mari et moi avons passé nos vies ensemble dans cette maison. Je me souviens qu’il avait l’habitude de faire des gâteaux. Et mes parents ont vieilli ici, aussi. Maintenant, je ne sais pas quoi faire ou quoi penser."
Notre conversation est interrompue par du bruit venant de l’extérieur. De jeunes Juifs anglophones sont arrivés avec des piquets de clôture en métal. Fatma sort en trombe pour les affronter : "Que faites-vous ?" demande-t-elle, alors qu’ils commencent à clôturer une parcelle de terrain adjacente à la maison de Fatma, qui sert actuellement de parking à deux résidents du quartier, ainsi qu’à un colon qui s’est installé à Sheikh Jarrah il y a deux ans.
Les Palestiniens sont arrivés, et une altercation verbale a éclaté. "Comment puis-je entrer dans ma maison ? Pourquoi faites-vous cela ?" leur a crié Fatma. L’homme qui s’est chargé de la clôture était Haim Silberstein, un des associés d’Aryeh King, qui portait un costume et a exigé que nous ne le filmions pas. La police est arrivée et, après avoir vu des documents juridiques montrant que les colons n’avaient pas le droit de construire la clôture, a ordonné l’arrêt de la construction. "C’est le début de notre expulsion", m’a dit Fatma.
Une heure plus tard, King en personne est arrivé à la maison. Il s’est tenu devant la famille et a dit : "Il y aura bientôt un quartier pour les Juifs ici, grâce à Dieu", avant de réciter les noms des différents quartiers palestiniens de Jérusalem qu’il a déjà contribué à judaïser.
Traduction : AFPS